Lors du Festival de la diversité culturelle organisé par l’UNESCO en mai dernier, Hassan Makaremi a donné, avec le grand maître chinois Fan Zeng, une conférence sur le thème « Regards croisés sur la calligraphie ». Interviewé par Monique Couratier pour le Courrier de l’UNESCO, il explique comment la calligraphie persane de style nas’taliq lui a permis de mettre ses idéaux en couleur et en mouvement, dans une recherche personnelle, nourrie d’intuition poétique mais aussi de rigueur scientifique.
Quelles affinités partagez-vous avec maître Fan Zeng et qu’est ce qui vous distingue ?
Ce qui nous rapproche, maître Fan Zen et moi-même, est avant tout notre rapport à la nature. Nous voyons les mêmes choses, et nous les transmettons par le biais de la calligraphie. Il ne faut pas oublier que la calligraphie est un art consistant à styliser l’écriture, qui a été inventé à partir de l’observation de la nature. Dans son inventaire des formes visuelles, Marc Changizi, chercheur au Rensselaer Polytechnic Institute à Troy, aux États-Unis, a mis en évidence une cinquantaine d’éléments qui apparaissent aussi bien dans la nature que dans quatre familles d’écritures : cunéiforme, hiéroglyphique, chinoise, maya. Pour maître Fan Zeng, comme pour moi, la calligraphie incarne notre « être au monde ».
Ce qui nous distingue ? Notre rapport au lien social. Née en 4000 avant l’ère chrétienne, l’écriture chinoise est restée profondément ancrée dans la nature. Il y a unlien direct entre les dessins rupestres et les pictogrammes, qui n’ont d’ailleurs guère changé depuis six millénaires. C’est pourquoi le fil d’encre jeté par le pinceau du calligraphe chinois continue-t-il, à travers les époques, à se muer instantanément en cheval, boeuf ou tigre. Seul le talent des maîtres scande le rythme du temps. En revanche, la calligraphie persane est marquée par une série d’emprunts. Je pense notamment aux écritures koufi (anguleuse et géométrique) et naskh (souple et arrondie) d’inspiration arabe qu’elle a abandonnées dès le 14e siècle pour se tourner vers la nature et y puiser la douceur des courbures qui caractérisent le nas’taliq, style qui a inspiré mon oeuvre.
Pour vous donner un exemple, l’oeuf y est symbolisé par une boucle voluptueuse qui semble s’envoler avec la légèreté d’un cil… Ce cheminement à travers d’autres imaginaires – mongol, arabe, turc, indien, etc. – qui se reflètent dans le langage des corps et donc dans le geste du calligraphe, fait que la calligraphie persane porte également un regard stylisé sur l’« être parlant », cet « être désirant » qui vit dans la cité. Pour sa part, la calligraphie chinoise reste cantonnée à la nature qu’elle sublime. Pourquoi ? Je ne suis pas un spécialiste de la philosophie extrême-orientale, mais je pense qu’on pourrait trouver la réponse dans le détachement par rapport au désir, préconisée par le bouddhisme. La calligraphie persane est marquée par une série d’emprunts, alors que la calligraphie chinoise reste profondément enracinée dans la tradition locale, explique Hassan Makaremi, peintre-calligraphe et psychanalyste iranien. Mais, quelle que soit la tradition dans laquelle elle s’inscrit, la calligraphie incarne notre « être au monde ».
Votre rencontre avec maître Fan Zen ne se résume pas à une simple addition de vos ressemblances et dissemblances. Avez-vous l’impression d’avoir établi un réel dialogue ?
Le fait même de notre présence l’un à côté de l’autre est dialogue : dialogue entre ce qui nous est commun, dialogue entre ce qui nous différencie. Le fruit de ce dialogue ? La vie, tout simplement ! Notre engagement à tracer avec notre pinceau la courbure de l’univers constitue un message qui dit que l’humanité, bien que diverse, est une. Si j’utilise souvent la métaphore de l’arbre, c’est parce que l’humanité a des racines communes qui font son unité, des milliers de branches qui font sa diversité (ses peuples à la fois si différents et si métissées) et d’innombrables feuilles aussi ondoyantes que les produits du génie créateur. Sans ses racines profondément ancrées dans la terre, sans ses branches – dont certaines meurent quand d’autres prospèrent – sans ses feuilles toujours « recommencées », l’arbre ne pourrait survivre.
Et la violence me direz-vous ? Elle vient du fait que certains peuples ou individus se pensent en dehors du tout, en dehors de ce « décor » commun de notre humanité. Or, sans le sentiment d’appartenance à la même espèce et sans la reconnaissance de la diversité, l’humanité ne pourra pas survivre. Tel est le message de notre échange, entre calligraphe chinois et calligraphe persan. Tel est aussi le message de l’ONU, qui a affiché sur le fronton de son siège à New York un poème de l’illustre poète persan Sa’adi [voir encadré], et de l’UNESCO, avec laquelle je serais honoré de continuer ma collaboration en faveur de la « diversité culturelle en dialogue ».
Pourquoi la calligraphie n’a-t-elle pas fait florès en Occident ? Que peut-elle lui apporter aujourd’hui ?
En Occident, dès le 16e siècle, on a fait le choix de la rapidité et de l’efficacité, notamment en s’attachant à maîtriser la nature. En Orient, on a préféré « la dire », « l’écrire » dans ses pleins et ses déliés, dans ses courbes et ses silences, bref, en laissant un espace pour l’interprétation, pour la liberté… Loin du scientifique de formation que je suis l’idée de renoncer à la rigueur, à la clarté et à la concision. Mais je sais que le clavier de l’ordinateur ne remplacera jamais la main. Et j’estime qu’aujourd’hui la calligraphie représente une valeur ajoutée. Car, dans un mouvement complice avec la nature, tel un derviche tourneur, le geste du calligraphe-philosophe-poète fait « chanter les mots » qui disent l’Univers. C’est cela la calligraphie nas’taliq : l’alchimie de la vie !